Les rhumatologues sont également confrontés aux conséquences de l’augmentation de l’usage de drogues

Notre monde est en pleine mutation, à l’instar des manifestations de maladies que nous rencontrons quotidiennement dans nos cabinets. En tant que rhumatologues, nous constatons encore peu de dégradations chez nos patients atteints de polyarthrite rhumatoïde grâce à des traitements plus adéquats. Nous devons également être conscients du fait que certains syndromes cliniques que nous associons à des affections classiques peuvent résulter d’infections nouvelles, de la consommation de nouveaux médicaments, mais aussi de l’augmentation de la consommation de drogues légales et illégales. Dans ce court article, nous tirons quelques leçons de notre expérience pratique et de la littérature récente.

Facteurs externes d’influence classiques

Le diagnostic d’un problème rhumatismal commence presque toujours par l’analyse des symptômes et des signes cliniques qui se manifestent chez un patient. Sur la base d’une manifestation plus ou moins typique, le rhumatologue détermine s’il s’agit d’un problème dégénératif ou inflammatoire classique, en se basant sur des critères de classification, comme pour la polyarthrite rhumatoïde, la spondylarthrite, la polymyalgie rhumatismale, les maladies systémiques telles que le lupus et la sclérodermie, les vascularites, etc. L’âge et le sexe du patient, les antécédents familiaux et éventuellement le rôle de facteurs externes typiques peuvent y aider.

Un exemple classique est la sensibilité au soleil et le phénomène de Raynaud en cas d’exposition au froid chez une jeune femme, qui suggèrent rapidement un lupus. Un autre exemple est celui des douleurs inflammatoires typiques de l’épaule et de la ceinture pelvienne chez une personne de plus de 65 ans, ce qui est classique dans le cadre de la polymyalgie rhumatismale. Peu de temps après l’utilisation d’un traitement anti-TNF, nous avons découvert que les hommes âgés atteints de polyarthrite rhumatoïde peuvent développer des symptômes de lupus lorsqu’ils sont traités avec des inhibiteurs du TNF-alpha (1).

Covid-19

Dans un monde en rapide évolution, d’autres facteurs environnementaux changent également, ce qui peut entraîner des surprises et compliquer la pose d’un diagnostic correct. Un exemple est le tableau classique de la polymyalgie rhumatismale survenant après une infection au SARS-CoV-2 ou une vaccination contre le virus, et ce également chez des personnes plus jeunes. Il s’agit généralement d’observations individuelles, et il est difficile de prouver un lien de causalité définitif. En effet, d’autres rhumatismes inflammatoires ont également été décrits dans le contexte du Covid-19 (2).

Implants dentaires

L’année dernière, nous avons également observé deux quinquagénaires présentant un syndrome polymyalgique typique qui a persisté pendant environ 2 mois et qui a complètement disparu après que l’on ait remédié aux complications infectieuses d’implants dentaires. Étant donné que ces implants sont devenus de plus en plus fréquents ces dernières années, nous devrons peut-être y être plus attentifs à l’avenir.

Drogues

L’augmentation de la consommation de drogues (légales ou illégales), inévitable dans notre société, constitue un problème bien plus important. Elle s’inscrit dans la nouvelle normalité. Les festivals font presque aussi souvent parler d’eux pour la consommation de drogues et ses conséquences parfois dramatiques que pour leurs têtes d’affiche musicales. La criminalité associée et la lutte contre celle-ci font l’objet d’une attention hebdomadaire dans certaines régions de notre pays. Nous associons généralement les conséquences de l’usage à l’amusement, à la vie nocturne: «cela fait partie du jeu». Nous reconnaissons que l’abus et la dépendance peuvent avoir de graves conséquences médicales, mais nous pensons que cela se déroule loin de nos cabinets. Cependant, la littérature récente a décrit des «imitations» (mimics) de troubles systémiques dans la consommation de substances, dont nous devons être conscients dans notre pratique rhumatologique quotidienne. Personnellement, nous avons déjà constaté ce phénomène en consultation, et le diagnostic n’était pas immédiatement évident.

Cocaïne

La consommation de cocaïne est associée au phénomène de Raynaud, qui peut rappeler le lupus ou la sclérodermie. Elle provoque aussi parfois une affection très similaire à la granulomatose avec polyangéite (GPA) classique. Une grande série provenant du Royaume-Uni (3) a été récemment publiée dans Rheumatology Advances in Practice, ainsi qu’un éditorial sur ce sujet (4). Il convient d’y être attentif, en particulier chez les jeunes hommes présentant une atteinte dominante des voies respiratoires supérieures. La détermination des anticorps ANCA, y compris PR3, ne permet pas de distinguer la GPA classique de la pathologie induite par la cocaïne. Souvent, la consommation de substances n’est pas avouée dans l’anamnèse. Un dépistage toxicologique est donc nécessaire, notamment parce que la poursuite de la consommation de cocaïne compliquera le traitement des symptômes. La thérapie immunosuppressive traditionnelle avec, par exemple, des glucocorticoïdes et/ou du rituximab est inefficace en cas de consommation persistante de cocaïne. Ces patients sont également difficiles à suivre et disparaissent souvent de l’encadrement médical. Une consultation dans un centre spécialisé pour toxicomanes est également nécessaire.

En outre, un examen toxicologique révèle souvent la consommation d’autres substances (le cannabis, la codéine, les benzodiazépines, la morphine et le lévamisole ont été décrits dans cette récente publication anglaise), ce qui est important pour comprendre les autres symptômes associés et dispenser les conseils nécessaires. La cocaïne est souvent coupée au lévamisole, un produit dont l’utilisation chez l’homme est interdite depuis plus de 20 ans en raison d’un risque grave d’agranulocytose.

Gaz hilarant

La consommation de protoxyde d’azote, dont l’utilisation est légale en soi, est également en forte augmentation. Elle est classiquement associée à une euphorie de courte durée. Cependant, des complications neurologiques graves peuvent parfois survenir, telles qu’une neuropathie sensorielle ou encore une dégénérescence combinée subaiguë de la moelle épinière. Ces dernières années, la littérature a également fait état de complications thrombotiques graves, parfois mortelles. Il y a 2 ans, on nous a demandé un second avis concernant un homme* de 28 ans, d’origine marocaine, dont les antécédents médicaux étaient vierges. Il avait été admis aux urgences pour un infarctus du myocarde aigu sévère dû à un thrombus coronarien massif. Une intervention chirurgicale en urgence a été suivie d’un séjour prolongé en soins intensifs, y compris une période d’oxygénation par membrane extracorporelle. La défaillance de plusieurs organes, les embolies pulmonaires, la neuropathie critique et les complications infectieuses ont exigé des efforts considérables de la part de nombreux médecins pendant des semaines, mais l’évolution a finalement été favorable, et une rééducation a été entamée en raison de la détérioration physique générale et d’une parésie résiduelle dans la jambe droite.

En raison de l’origine méditerranéenne du patient et des thromboses artérielles et veineuses, l’éventualité d’une maladie de Behçet a été évoquée par le médecin rééducateur traitant qui a cherché une explication causale ultime à cette pathologie dramatique. Lors d’une nouvelle anamnèse, après une certaine insistance, le patient a fini par admettre qu’au cours de la période précédant l’événement aigu, il avait souvent des maux de tête, des symptômes intermittents compatibles avec une neuropathie sensorielle ainsi que des ulcérations au niveau des lèvres. Il n’a jamais été question de pathologie oculaire, ni de lésions aphteuses génitales ou buccales importantes, ni de pathergie; le HLA B51 était négatif. Après quelques questions supplémentaires, le patient a indiqué qu’il pensait que le mal de tête et les problèmes au niveau de la muqueuse labiale pouvaient être dus à la consommation de gaz hilarant. Alors qu’il en inhalait plutôt occasionnellement pour remédier à des sentiments dépressifs au cours des 2 années précédant l’admission, sa consommation s’était intensifiée dans les semaines précédant l’infarctus, jusqu’à parfois plus d’une centaine de ballons par jour. Des données de laboratoire ont été demandées au médecin généraliste et ont révélé de faibles concentrations de vitamine B12 à plusieurs reprises, qui se sont maintenant complètement normalisées 6 mois après l’arrêt de l’inhalation de protoxyde d’azote.

Il est assez bien connu qu’une faible concentration de vitamine B12 est associée à des symptômes neurologiques tels que la neuropathie sensorielle. Ce que l’on sait moins, c’est qu’une réduction de la vitamine B12 entraîne une inhibition de la méthionine synthase et donc une hyperhomocystéinémie. Cette dernière est thrombogène. Outre la récupération de la vitamine B12, l’examen de notre patient a également révélé une homocystéinémie normale. Après cette étude de cas dramatique, nous sommes devenus plus attentifs à cette problématique dans la pratique. Nous avons également pu attribuer des symptômes neurologiques initialement considérés comme des effets secondaires possibles du méthotrexate ou du léflunomide à l’utilisation de protoxyde d’azote déjà chez un patient atteint d’arthrite psoriasique sur la base d’une anamnèse plus approfondie. La littérature sur le problème de la thrombose dramatique causée par le protoxyde d’azote n’est apparue que très récemment (5). Une augmentation de ces types d’effets secondaires causés par le gaz hilarant est à craindre, car il s’agit d’une substance bon marché et en vente libre.

Conclusion

Cette consommation de drogue est qualifiée de «récréative», ce qui minimise les conséquences parfois graves. Les effets néfastes devraient également être mieux signalés dans la presse non spécialisée. L’intérêt croissant pour l’écologie, le climat, les aliments naturels, etc. chez les jeunes me semble être un véritable paradoxe par rapport à l’utilisation de ces produits chimiques. Il est urgent de modifier la prise de conscience et les perceptions du grand public et des utilisateurs, comme l’a récemment souligné à juste titre dans les médias Ine Van Wymersch, la commissaire aux drogues désignée cette année (6). On ne soulignera jamais assez l’importance du changement, mais ce changement ne sera pas chose aisée.

* Le patient a donné son consentement explicite et éclairé pour que son histoire soit racontée afin d’éviter que de tels phénomènes ne se reproduisent à l’avenir en cas d’utilisation récréative.

  • Rhumatologue, Professeur émérite, KU Leuven

  • 1. Haraoui B, Keystone E. Musculoskeletal manifestations and autoimmune diseases related to new biologic agents. Curr Opin Rheumatol 2006;18(1):96-100.

    2. Ursini F, Ruscitti P, Addimanda O, et al. Inflammatory rheumatic diseases with onset after SARS-CoV-2 infection or COVID-19 vaccination: a report of 267 cases from the COVID-19 and ASD group. RMD Open 2023;9(2):e003022.

    3. Gill C, Sturman J, Ozbek L, et al. Cocaine-induced granulomatosis with polyangiitis – An under recognized condition. Rheumatol Adv Pract 2023;7(1):rkad027.

    4. van Leuven SI. Hidden in plain sight: how to look behind the veil of cocaine-induced vasculitis. Rheumatol Adv Pract 2023 May 5;7(2):rkad047. Editorial.

    5. Caris MG, Kuipers RS, Kiestra BE, et al. Nitrous oxide abuse leading to extreme homocysteine levels and thrombosis in young adults: a case series. J Thromb Haemost 2023;21(2):276-83.

    6. https://www.tijd.be/politiek-economie/belgie/algemeen/nationale-drugscommissaris-ine-van-wymersch-wie-een-joint-rookt-financiert-een-criminele-organisatie/10484874.html

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